Culture : le cri d'alarme de Jean-Jacques Aillagon

Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture de 2002 à 2004.
Université de rentrée 2019 - Culture

Tribune de Jean-Jacques Aillagon dans Le Point. Les arts doivent bénéficier d'un véritable "Plan Marshall" et ne pas devenir une variable d'ajustement de la politique de relance du gouvernement.

Acteurs et observateurs de la vie culturelle l'ont, au cours des dernières semaines, amplement souligné, décrit et déploré : la crise sanitaire a été et elle est toujours pour la vie des arts, pour la vie culturelle plus largement, une terrible épreuve. Monuments, musées, bibliothèques, théâtres, salles de musique, conservatoires, écoles d'art, galeries, librairies… ont été fermés et sont souvent destinés à le rester encore pour quelque temps. Les festivals ont, après avoir un temps imaginé leur simple report, dû capituler et se résoudre à leur annulation.

C'est vrai, massivement et spectaculairement à Paris. C'est vrai, dans chacun des territoires du pays. C'est vrai dans le Finistère où j'habite. À Morlaix, le festival Panoramas programmé pour la mi-avril a été frappé de plein fouet par le confinement, le Théâtre du Pays de Morlaix est fermé, le chantier du SEW, dans l'ancienne manufacture des tabacs, est arrêté alors qu'il devait prochainement accueillir le cinéma de La Salamandre, le théâtre de L'Entresort et les activités du Wart, organisateur justement de Panoramas. Tous les monuments historiques, dont le cairn de Barnenez, ont été interdits au public. Ici, comme ailleurs dans le pays, la situation des artistes de la scène, intermittents du spectacle, est menacée par l'interruption de toute représentation publique et même l'impossibilité du travail de répétitions. La metteuse en scène Madeleine Louarn a dû mettre entre parenthèses les activités publiques de sa compagnie qui fait pourtant un travail artistique de raccommodage social exemplaire. L'ensemble Matheus de Jean-Charles Spinosi, en résidence à Brest, ne viendra pas jouer de sitôt à Morlaix. Sa situation rejoint celle des Arts florissants, du Concert spirituel, des Dissonances et d'Accentus, ensembles musicaux qui travaillent sur d'autres territoires et souvent, désormais, appellent au secours. Ici et là, ce sont pourtant manifestés de véritables actes de résistance culturelle, de refus de capituler. La librairie Dialogues de Morlaix (qu'a-t-on fermé les librairies alors que les bureaux de tabac restaient ouverts !) a mis en place une vente par retrait. La galerie Réjane Louin de Locquirec propose en ligne des accrochages secrets mais partagés, le dernier sur le thème du noir et blanc.

Depuis deux mois, l'offre culturelle s'est affaissée

L'interruption brutale d'une part considérable de l'offre culturelle aura ainsi eu quelques effets positifs, notamment celui de remettre en valeur l'importance de la lecture. Elle aura également été une invitation faite à tous les « opérateurs culturels » d'inventer de nouveaux modes de relation avec le public et, grâce à Internet et aux réseaux sociaux, avec des publics souvent bien plus étendus que ceux auxquels ils ont à faire d'ordinaire. On peut certes, comme l'ont fait certains – je pense à Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Festival d'automne à Paris – redouter et dénoncer une possible ingestion du réel par le virtuel, une perte du désir de contact direct et même charnel, avec les œuvres, mais l'un dans l'autre, cette efflorescence de milliers d'initiatives, dans les domaines de la musique, du théâtre, des arts plastiques, du patrimoine, aura permis que les feux de la rampe ne s'éteignent pas totalement. Les médias, locaux et nationaux, auront contribué, remarquablement à cette mobilisation, tant par leurs éditions papier que par leur offre en ligne. La radio et la télévision de service public auront, si besoin était, démontré leur extraordinaire performance, leur intelligence des situations, leur faculté à s'adapter et la légitimité de leur existence du point de vue même des intérêts du service public, culturel et éducatif. Il faudra s'en souvenir.

L'offre culturelle a connu, dans notre pays, un prodigieux développement au cours des dernières décennies, grâce à la densification des lieux de création et de représentation, grâce au renouveau des musées également, grâce à la vitalité des industries culturelles et à l'efficacité des dispositifs juridiques, économiques et sociaux de l'exception culturelle. La culture ne peut cependant se réduire à ces réalités. La culture, ce n'est pas seulement l'accumulation et la mise à disposition, aussi ample que possible, de biens culturels et d'« œuvres de l'art et de l'esprit », mais aussi, l'expression du savoir, de la connaissance, de la pensée dans toute l'étendue de sa capacité cognitive et critique. L'existence, depuis 1959, d'un ministère de la Culture distinct du ministère de l'Éducation nationale, a eu bien des avantages, mais parfois aussi pour inconvénient de réduire, dans l'esprit de certains, la culture au seul champ des arts et de faire perdre de vue sa dimension civilisationnelle et anthropologique. C'est en la considérant ainsi qu'on peut cependant observer que, si depuis deux mois, l'offre culturelle s'est affaissée, ou en tout cas radicalement transformée, la culture n'en est pas pour autant, et loin de là, morte. Rarement le débat d'idées aura ainsi été d'une telle vigueur. Rarement la revendication d'un retour à des valeurs profondes, à la possibilité de comprendre les choses et de les expliquer, aura été aussi puissante. La presse aura joué à cet égard un rôle décisif que ne lui a pas vraiment disputé l'expression spontanée sur les réseaux sociaux de tout et parfois de rien. D'une certaine façon, on pourrait d'ailleurs estimer que la plus redoutable des amputations qu'a subi le paysage culturel ces dernières semaines, c'est la fermeture des écoles, des collèges, des lycées, ces espaces d'un accès partagé au savoir, à la capacité à réfléchir, à se mesurer au temps et à l'espace, à l'avant et à l'après, mais aussi de vivre avec les autres et, donc, de se cultiver.

La culture ne doit pas être considérée comme une « variable d'ajustement »

Immense est dans cette situation la responsabilité des collectivités publiques qui jouent un rôle si important dans l'existence même et dans le développement de l'offre culturelle française. Communes, communautés de communes, départements et régions, ont déjà, et auront demain, la lourde responsabilité de veiller à ce que sa densité et sa qualité survivent à la crise, de veiller, pour cette raison, à ce que dans leurs arbitrages budgétaires, la culture ne soit pas considérée comme une « variable d'ajustement », alors même que leurs moyens ont été largement sollicités par la santé et que leurs ressources se seront, dans le même temps, tassées. Tout doit être fait, pour que les structures culturelles subsistent, qu'elles ne soient pas englouties par l'interruption de leur activité et, pour certaines, par l'assèchement de leurs recettes de billetteries, composantes essentielles de leur équilibre financier. Cette mobilisation des collectivités se fera dans un contexte paradoxal, marqué par la suspension des élections municipales, alors que des municipalités déjà élues n'ont pu encore s'installer et que, dans d'autres communes, on est dans l'attente hypothétique d'un deuxième tour. Beaucoup d'élus ont pourtant, malgré tout, attachés qu'ils sont à la continuité de l'action publique, commencé à prendre des dispositions pour que « les meubles soient sauvés ».

La politique culturelle ne peut qu'émaner du chef de l'État lui-même

Mais c'est naturellement, parmi toutes les collectivités publiques, l'État qui sera amené à jouer le rôle le plus important et le plus visible parce que, plus que toutes les autres collectivités, il est en charge de l'intérêt général du pays tout entier et de l'épanouissement culturel de tous ceux qui y vivent. Des personnalités du monde du spectacle viennent de s'adresser au président de la République pour lui demander de s'intéresser personnellement à la situation, manifestant en cela cette conviction très française que la politique culturelle ne peut qu'émaner du chef de l'État lui-même, ne prospérer que grâce à sa bienveillance et ne rayonner que dans la convivialité des artistes et des créateurs avec l'hôte de l'Élysée. C'est l'une de nos mythologies nationales. Personne n'oserait la remettre en cause. Elle a souvent été efficace et a servi les intérêts de la culture. Encore faudra-t-il, une fois de plus, ne pas réduire le monde de la culture à celui des immenses talents qui font le cinéma, le théâtre, la danse et le concert, et ne pas oublier, parce qu'on a fait appel à la sollicitude présidentielle, qu'il y a un ministère chargé de la Culture et que c'est à lui qu'il appartient, plus que jamais, de concevoir et de mettre en œuvre la politique culturelle dont la France a besoin en temps de crise. Le ministère de la Culture, même handicapé par l'instabilité qui l'a caractérisé au cours des deux dernières décennies, même affaibli par la réforme, en 2009, de son organisation qui l'aura privé des relais historiquement et efficacement institués qu'étaient les vieilles directions sectorielles, demeure un bel outil, capable d'assumer ses missions.

Pas de deus ex machina

Puisque ce ministère existe, et que personne ne souhaiterait sa disparition, il faut, de façon redoublée, le soutenir et le mobiliser en lui donnant tous les moyens budgétaires et politiques qui lui permettront de faire face à ses responsabilités. Le mobiliser sur la mise hors d'eau de ses propres établissements quitte à les inviter à se concentrer, pendant un an, sur leurs missions fondamentales, comme la conservation et la présentation des œuvres des collections nationales pour les musées nationaux. Le mobiliser sur le sauvetage des industries culturelles comme l'édition, la presse et le cinéma, pour éviter leur engloutissement. Le mobiliser sur le rétablissement d'une relation de confiance avec l'audiovisuel public en remettant peut-être sur l'ouvrage certaines dispositions contestées de la loi sur l'audiovisuel. Le mobiliser sur une coopération accrue avec le ministère de l'Éducation nationale, responsable du principal espace d'acculturation universel qu'est l'école afin que l'éducation artistique et culturelle soit plus qu'un slogan et devienne l'axe d'une politique éducative renouvelée, alors même que la préoccupation en est désormais assumée, avec générosité, par certains cadres du ministère de la rue de Grenelle, comme Emmanuel Ethis, recteur de Rennes. Le mobiliser, en relation avec l'Unedic et les partenaires sociaux, sur la sauvegarde de l'emploi artistique intermittent, à la faveur d'un moratoire sur la consommation des droits aussi long que l'aura été l'interruption de l'activité publique du spectacle vivant. Le mobiliser encore, pour l'ensemble du territoire, dans le cadre d'une vaste concertation avec les collectivités locales sur la situation de toutes les structures et manifestations qui bénéficient de financements croisés.

À cet égard, on ne pourrait que souhaiter la création d'un fonds commun d'intervention où se retrouveraient l'État, les régions, les départements et les communes. Belle manière de penser, de façon globale, les missions d'aménagement culturel du territoire du ministère et de mobiliser avec utilité le réseau de ses directions régionales. Quoi qu'il en soit, on aimerait, qu'une nouvelle fois, la responsabilité du ministère de la rue de Valois ne soit pas contournée par l'institution d'un circuit parallèle, la nomination d'un émissaire exceptionnel, la désignation d'un commissaire à la « reconstruction culturelle », l'invention d'un deus ex machina.

Avec conviction, j'attends donc du président de la République et du Premier ministre, qu'ils consacrent, à un moment où sa nécessité est plus que jamais manifeste, le ministère de la Culture dans toute l'étendue de ses responsabilités, de ses missions et de ses moyens. Il lui appartiendra, après avoir réparé les dégâts d'un drame sans précédent, de s'attacher également à réinventer une politique culturelle utile à l'avenir. C'est ainsi que l'on aura, comme on disait au XVIIe siècle, « de la maladie fait bon usage ».

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